Et merde. Tu sais bien qu’il faut faire gaffe. Ca fait combien de temps que t’habites à Chicago ? Vingt ans ? Vingt-cinq ans ? T’es pas nouveau tu sais qu’il faut que tu fasses attention. Depuis que t’es gosse on te le répète. « Regarde derrière toi quand tu marches tout seul Mateo. » « Sois attentif Mateo. » « Fais attention à ce que tu portes si tu es dans des quartiers mal fréquentés Mateo. » Et t’avais tendance à écouter, du coup ça s’est toujours à peu près bien passé. Du moins aussi bien que ça puisse se passer quand t’es un mec latino fluet d’à peine 1m70 qui a le sourire aux lèvres un peu trop souvent.

Du coup oui, bien sûr que tu t’es fait agresser plusieurs fois. En grandissant sur des bases militaires avec des mecs de ton âge qui passaient autant de temps en salle de muscu, t’es persuadé que t’es encore vivant justement parce que tu es souriant et charmant. Et ça a probablement joué, parce que soyons honnêtes, t’es du genre inoffensif, optimiste, aimable et rayonnant, en plus d’être pas trop moche. Donc quand t’étais gosse, yavait pas beaucoup de raisons de vouloir te frapper. Et quand ça arrivait, ta sœur était là pour les représailles.

C’est arrivé pas mal de fois au début, quand t’as emménagé à Chicago. Parce que t’étais un adolescent qui connaissais pas la ville, et ses habitants sont longs à accepter les nouveaux venus. Mais depuis quand même, t’as grandi, t’as vieilli. Tu fréquentes les gangs pour ton boulot bordel. Mais là ouais, t’as déconné.

T’as pris le métro au lieu du vélo pour une fois, parce que t’avais une interview avec quelqu’un d’un peu haut placé, et que ça la foutait mal de venir en jean, pull, basket. Donc pour une fois, t’as sorti le costard et les chaussures qui vont avec (cadeau de ta sœur, tu ne peux pas te payer des vêtements comme ça avec ce que tu gagnes). Et quitte à avoir l’air un peu classe, c’est mieux si t’as pas des auréoles sous les bras pour avoir pédalé dans toute la ville. Résultat, tu descends du métro à Calumet Park, après un entretien plus ou moins concluant, pour te dégourdir un peu les jambes.

Franchement, si toi aussi t’avais recours à la violence et au vol pour t’en sortir dans la vie, tu comprends pourquoi on t’a attaqué. T’es un mec, qui a pas l’air bien musclé, en costard pas trop mal taillé, qui marche dans un parc dans un quartier mal fréquenté, avec tes écouteurs dans les oreilles et ton portable sorti pour lire tes mails ? Loin de toi de faire du victim blaming, mais tu vois le raisonnement.

Du coup on te bouscule et on t’arrache ton téléphone des mains. Et bien sûr, pas réflexe tu te mets à courir après.

« HEY ! STOP ! »

« Hey ! Stop ! » ? On t’a connu plus éloquent. Mais tu cours vite et tu rattrapes rapidement ton voleur et l’attrapes par le bras. A vue de nez il n’est pas bien vieux, à peine la vingtaine tu penses, probablement latino. Et ça te rend triste, parce que tu sais qu’il n’a sans doute pas beaucoup d’autres options. Peut-être en essayant de parler avec lui ? Tu tentes en espagnol.

« Hey, désolé. Je sais que c’est pas évident en ce moment, mais j’apprécierais vraiment que tu me rendes mon téléphone. Mon travail de la journée est dedans et… » il vient de dégainer un couteau... Non pour la discussion du coup.

Tu lèves les mains en l’air, signe universel pour dire « je ne suis pas une menace », ce qu’il savait déjà, parce que, encore une fois, tu fais 1m70 et les seuls muscles dont tu disposes sont dans tes jambes.

« Vraiment, c’est pas un si bon portable, tu vas pas réussir à le revendre pour beaucoup. Je crois que j’ai quelques billets sur moi si tu veux bien échanger ? »

Nope, tu savais que c’était une mauvaise idée de parler. Tu vois le poing arriver et te cogner sur la pommette. Il t’envoie valser et tu tombes par terre. A y réfléchir, lui dire que tu avais de l’argent sur toi n’était pas non plus super brillant de ta part. Tu le vois t’approcher et te prendre par les pans de ta veste avant te fouiller pour ton portefeuille. T’essaies d’articuler quelques paroles en plus pour raisonner avec lui mais sans grand succès (probablement parce que tu es encore sonné et que tu n’arrives pas à formuler une phrase complète).

Mais vous êtes dans un parc, en pleine journée, quelqu’un va bien voir ce qui se passe et te venir en aide non. Non ?